Par Daniel Vernet

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Prudence allemande


Par Daniel Vernet

Publié initialement le dimanche 16 novembre 2014
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Encore aujourd'hui, plus de deux décennies après la chute du Mur, l'Allemagne continue de s'engager timidement sur le terrain de la politique étrangère. Ce que regrettent ses alliés européens, y compris français.




 
Vingt-cinq ans après la chute du Mur, qui a ouvert la voie à l'unification et au retour à la pleine souveraineté de l'Allemagne, le gouvernement allemand continue de s'interroger sur les principes fondamentaux de sa politique étrangère. Pendant toute la période de la guerre froide, la situation était assez simple. Les deux parties de l'ancien Reich appartenaient à des alliances différentes et hostiles. Des deux côtés, le Sonderweg, qui avait caractérisé la diplomatie allemande pendant des décennies, était exclu. Par choix à l'Ouest ; par contrainte à l'Est.
Après 1990, la question du Sonderweg a été rapidement résolue. L'Allemagne réunifiée ne saurait être neutre. Elle restait intégrée dans l'Alliance atlantique et son organisation militaire, l'OTAN. C'était le résultat de la rencontre dans le Caucase entre Helmut Kohl et Mikhaïl Gorbatchev, en juillet 1990. Toutefois, la fin de la guerre froide soulevait deux problèmes que les dirigeants allemands n'ont toujours pas complètement résolus. Le premier concerne les conséquences de la souveraineté recouvrée. L'Allemagne (de l'Ouest) qui pendant 40 ans n'avait guère eu d'autre politique étrangère - mise à part la diplomatie économique - que l'intégration dans l'Europe et d'autre politique militaire que la participation à l'OTAN pouvait-elle désormais avoir une diplomatie et une action extérieure en propre ? La réponse à cette question a été et reste prudente. Longtemps, elle tenait dans la formule de l'ancien ministre des Affaires étrangères Hans-Dietrich Genscher (FDP) : l'Allemagne n'a pas d'autre intérêt national que son intérêt européen. Il a fallu attendre l'arrivée au pouvoir de la coalition rouge-verte pour entendre un chancelier fédéral parler comme Gerhard Schröder de "la défense éclairée des intérêts allemands" (aufgeklärte Verteidigung der deutschen Interessen).
C'est aussi le gouvernement Schröder-Fischer qui a, le premier, brisé un tabou de la politique allemande d'après- guerre: la participation à une intervention armée, en l'occurrence au Kosovo. Il s'agissait d'une double rupture avec le principe généralement admis que la mission essentielle de la Bundeswehr était la défense du territoire (de l'Allemagne et de l'Alliance atlantique), et avec la tradition pacifiste des Verts et de la grande majorité du Parti social- démocrate. "Plus jamais Auschwitz, plus jamais la guerre !" était le slogan inspiré par la responsabilité de l'Allemagne dans la Seconde Guerre mondiale et dans la Shoah. Joschka Fischer a convaincu ses amis Verts que pour ne plus avoir Auschwitz, il fallait parfois, en dernier recours, accepter de faire la guerre.

La question de la participation allemande

À vrai dire, l'évolution de la position allemande avait commencé quelques années auparavant. Dès le début des années 1990, avec les guerres dans l'ex-Yougoslavie, la question de la participation allemande à des opérations hors zone avait été posée. Avec le changement des missions de l'OTAN, de la défense territoriale contre une menace massive venue de l'Est à des opérations de maintien et de rétablissement de la paix, le rôle de la Bundes- wehr, une armée totalement intégrée dans l'OTAN, changeait aussi. Se tenir à l'écart de la nouvelle stratégie de l'Alliance atlantique aurait été une manifestation de ce Sonderweg que la quasi-totalité des hommes politiques allemands refusait. L'affaire a été portée devant le tribunal constitutionnel de Karlsruhe qui a jugé en juillet 1994 que la participation de la Bundeswehr à des missions "hors zone" dans le cadre de l'ONU ou des alliances de l'Allemagne était conforme à la Constitution.
Toutefois, ce jugement n'a pas mis fin aux controverses. Tout en considérant que l'Allemagne, à cause de son passé, n'a pas le droit de faire cavalier seul, aussi bien dans l'activisme que dans l'abstention, les responsables politiques ne veulent pas être liés par des décisions de leurs alliés ou de leurs partenaires. En 2003, le chancelier Schröder, avec Jacques Chirac et Vladimir Poutine, a refusé que l'Allemagne soit membre de la "coalition of the willing" qui, sous la direction des États-Unis, a renversé Saddam Hussein. C'était une manifestation de souveraineté d'autant plus remarquable qu'elle mettait l'Allemagne en opposition avec les États-Unis, la puissance tutélaire, garantie de la sécurité de la partie occidentale du pays pendant toute la guerre froide.

L'opinion largement hostile

En 2010-2011, Berlin a décidé une réforme de la Bundeswehr, passant de la conscription à une armée professionnelle, apte à mener des opérations extérieures comme les forces armées des principaux pays de l'OTAN. Quelque 5000 soldats allemands sont présents dans des missions de maintien ou de rétablissement de la paix, du Kosovo à l'Afghanistan. Pourtant la discussion sur la manière dont l'Allemagne est prête ou non à assumer des responsabilités internationales conformes à sa puissance économique n'est pas close. L'opinion est largement hostile à des actions dans lesquelles les soldats à la fois risquent leur vie et doivent attenter à la vie des autres. Après "l'abstinence", selon le mot de Willy Brandt, puis une période d'activisme dans les années 1990, on a eu l'impression d'assister à un retour du balancier vers une attitude plus réservée. Ainsi s'expliquerait l'abstention de Berlin au Conseil de sécurité de l'ONU en 2011 quand il s'est agi d'imposer une zone d'exclusion aérienne au-dessus de la Libye. Avec la grande coalition de 2013, le débat a été relancé en même temps par le président Joachim Gauck, le ministre des Affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier (SPD), la ministre de la Défense Ursula von der Leyen (CDU). L'Allemagne ne peut pas "regarder ailleurs" quand des crises menacent la sécurité internationale. Angela Merkel, elle, reste discrète sur le sujet. Quoi qu'il en soit, il y a loin de l'affirmation de principe au passage à l'acte. Au Mali, en Centrafrique, en Irak, le gouvernement allemand s'engage prudemment. Ses alliés, notamment européens, le regrettent. Dans les années 1950, lors des premières initiatives en faveur d'une défense européenne, les Français s'inquiétaient du réarmement allemand. Aujourd'hui, la France voudrait que ses partenaires d'outre-Rhin s'engagent plus activement à ses côtés. Les temps ont bien changé.
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