Par Claire-Lise Tull

 

 

La presse allemande avait critiqué le discours de Manuel Valls à Francfort l’année dernière, craignant prétention et grandiloquence de la part de la France. Le malentendu est-il dissipé ?
Le regard a changé en un an. Depuis le début de ma mission en 2015, je me suis attaché à réfléchir aux attentes des deux partenaires pour changer certaines perceptions et mettre à mal les clichés. C’est ainsi que nous avons souhaité mettre la langue française à l’honneur et non pas la France, porter un message d’accueil et d’hospitalité, réfléchir à la problématique de la traduction, très importante pour construire l’Europe de demain. Nous voulions précisément éviter ce nombrilisme, cet esprit hexagonal, germanopratin et autosuffisant que nos amis allemands peuvent parfois nous reprocher.

 

La dernière invitation remonte à 1989…
C’était avant la chute du Mur, au Moyen Âge donc ! Nous ne souhaitions pas nous référer aux grands noms de la littérature, comme cela avait été fait à l’époque, mais relever de nouveaux challenges en termes de promotion de la culture.

 

Quels sont les enjeux de la Foire pour le marché de l’édition français ?
Nous ne partons pas de rien puisque entre 800 et 1 200 titres sont traduits chaque année du français vers l’allemand, et que sur les vingt dernières années, ce chiffre a progressé. Il n’empêche que l’on peut déjà observer un « effet Francfort » sur le nombre de traductions et de cessions de droits vers l’Allemagne. Entre 2013-2014 et 2015-2016, on a assisté à une hausse d’environ 50 % pour la fiction et 25 % pour la non-fiction et les sciences humaines et sociales. Dans les secteurs BD et jeunesse, la tendance est à la baisse, mais nous espérons que les efforts déployés porteront leurs fruits. La Foire de Francfort étant un rendez-vous international, les traductions vers l’anglais devraient également progresser. Il faudra attendre pour le vérifier.

 

N’y-a-t-il pas d’autres enjeux que l’augmentation des ventes de livres ?
Au-delà de l’aspect marchand, il y a en effet un enjeu politique important pour les éditeurs et les professionnels. Français et Allemands se battent ensemble pour défendre un certain modèle économique face aux directives de Bruxelles. Sur des sujets tels que le prix unique du livre numérique, les droits d’auteur, les régulations fiscales sur la vente des livres, il s’agit de faire valoir des droits qui garantissent la stabilité et la diversité éditoriale, donc une forme de démocratie culturelle. Des liens ont été consolidés, notamment entre le Börsenverein des deutschen Buchhandels (l’association des libraires allemands) et le SNE (syndicat national de l’édition). Au terme d’une année riche d’échanges, Francfort doit servir de catalyseur dans cette lutte commune, avec le relais des décideurs et ministres de la Culture.

 

Au-delà même du secteur du livre, Francfort sera-t-il l’occasion d’un resserrement des liens entre Paris et Berlin ?
Le projet est porté par le président de la République lui-même et constitue l’opération culturelle la plus importante jamais réalisée en Allemagne, avec un fort engagement financier et une vingtaine d’entreprises mécènes. Plus que jamais en Europe, l’axe franco-allemand doit être affirmé, alors que le contexte international est de plus en plus inquiétant. Je pense notamment au Brexit et aux populismes qui n’épargnent pas nos deux pays. Il y a aujourd’hui une nécessité, une urgence même, à ce que la France et l’Allemagne soient encore plus proches l’une de l’autre. Or la culture est un moyen d’y parvenir. La Foire du livre peut faire date. Elle sera tout au moins une étape importante qui aura manifesté une volonté de relancer la coopération franco-allemande.

 

© Jens Meyer/AP/SIPA

 

Comment s’assurer que de telles intentions ne demeurent pas des discours creux ? 
On pense en termes de projets bien concrets avec des traductions, des auteurs qui témoignent de l’ouverture au monde et abordent des problématiques communes comme l’accueil de l’autre, les migrants, le populisme. On crée des opportunités formidables de débat, de rencontres entre intellectuels français, allemands et européens. Au lieu d’offrir des discours, on propose des expériences, notamment au public jeune.

 

Comment Francfort en Français s’adresse-t-il à celui-ci ?
Nous avons choisi de repérer les initiatives de jeunes entreprises culturelles et de les accompagner, puis de réunir dans un European Lab ces entreprises, ces start-up, pour qu’elles puissent débattre de leurs perspectives et des manières d’améliorer leur situation. Sur le pavillon, les jeunes pourront par ailleurs découvrir des produits numériques. Il existe aussi tout un travail d’échanges entre jeunes intellectuels au niveau universitaire. Pour une expérience de partage plus large, le Filmmuseum accueillera un projet de Michel Gondry aux familles proposant écriture et tournage. Sans oublier les nouvelles générations d’auteurs présents et deux expositions traçant un panorama de la création dans les domaines du livre jeunesse et de la BD. L’appui sur la jeunesse devient parfois une tarte à la crème du franco-allemand, il est vrai. Mais là encore, il s’agit bien d’initiatives tangibles et non de beaux discours. Ce qui n’empêche pas que des acteurs traditionnels comme l’OFAJ ou l’UFA soient très mobilisés.

 

La langue française est à l’honneur. Ne craignez-vous pas que cette idée soit perçue comme le témoignage d’une vieille arrogance, celle qui consisterait pour la France à mettre en valeur son rayonnement culturel, son influence dans le monde avec condescendance et au mépris des blessures de l’héritage colonial ?
S’il s’agissait de cela, nous n’aurions convié que des auteurs français pour venir nous parler de la langue française. Mais nous renversons complètement la donne en disant, fichons-nous des nationalités et regardons quelles œuvres, quels auteurs peuvent toucher le public allemand en abordant certains sujets politiques et sociaux. Vous remarquerez que je n’utilise pas le terme de francophonie, car je considère que même si l’Organisation internationale de la francophonie fait un travail remarquable, l’expression inventée au temps du colonialisme renvoie en effet à une phase de l’Histoire qui était plus souvent une tragédie qu’une réussite. Le français est une langue mondiale qui a pour particularité d’être une langue d’héritage mais aussi une langue d’élection. La question pour nous était d’interroger ceux qui ont un rapport singulier avec cette langue, pour qui elle constitue un matériau vital. Il ne s’agit pas de dire regardez comme la France est puissante, mais bien de montrer au public allemand l’incarnation d’une langue dans sa plus grande diversité.

 

Comment pérenniser le travail accompli au-delà du 15 octobre ?
Nos efforts ne prendront pas fin avec la Foire. Je forme le vœu que la France rende en quelque sorte l’invitation, qu’il y ait une réciprocité pour une meilleure reconnaissance des productions éditoriales allemandes ou des écrivains germanophones. D’ailleurs l’Allemagne pourrait s’inspirer de notre idée de mise en valeur d’auteurs d’horizons très divers, d’origine turque ou syrienne par exemple. Il faudra aussi continuer à soutenir la traduction car la langue est au cœur de la compréhension de l’autre.

 

Biographie
Depuis le 1er septembre 2015, Paul de Sinety est le commissaire général représentant la France à la Foire de Francfort, dont l’invité d’honneur cette année est la littérature de langue française. Ancien directeur- adjoint de l’institut français du Maroc, cet homme de 45 ans est aussi passé par l’agence culturelle du Quai d’Orsay où il a dirigé le département Edition et le département Livres et Ecrit de Culturesfrances, l’agence chargée de la promotion de la culture française à l’étranger. Il est l’auteur de plusieurs livres et de documentaires, notamment pour Arte et France 3.

 

 

Par Redaktion ParisBerlin le 10 octobre 2017