Par Nathalie Versieux

 

Fines lunettes, touffe de cheveux blancs et démarche volontaire, Erhard Kohlrausch arpente les couloirs de l’école privée Kant-Schule du pas du prof confirmé. 19 heures par semaine, Kohlrausch enseigne l’allemand et la géographie dans cet établissement de 2 200 élèves au sud-ouest de Berlin. C’est l’équivalent d’un gros mi-temps. Dans la capitale allemande, pour les professeurs du secondaire, un plein-temps équivaut à 26 heures de cours. Erhard Kohlrausch est donc pratiquement dans la norme à l’exception de l’âge du capitaine : Erhard Kohlrausch a 71 ans. Retraité de l’enseignement public depuis l’âge de 66 ans, il a voulu continuer à enseigner parce qu’il « aime l’école, que le travail maintient en forme et que le cerveau commence à décliner lorsqu’on cesse de le faire travailler ». Pour Kohlrausch, la motivation financière joue « un rôle secondaire », même si son salaire de la Kant-Schule vient augmenter sa pension d’ancien fonctionnaire (71 % de son dernier salaire).

Le « prof-retraité-toujours-en-activité » est un spécimen en voie de développement en Allemagne. Rien qu’à la Kant-Schule, ils sont trois à avoir dépassé l’âge réglementaire de la retraite. Un apport précieux selon Andreas Wegener, le directeur de l’établissement, car l’Allemagne traverse une phase historique de pénurie d’enseignants, obligeant Länder et établissements à faire preuve d’inventivité. À Berlin, le Sénateur chargé de l’Éducation s’apprête même à officialiser le recours aux retraités à la rentrée prochaine, promettant aux enseignants sur le point de partir en retraite et qui accepteraient de travailler trois années supplémentaires une hausse de salaire de 20 %. Le modèle est déjà pratiqué en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, le Land le plus peuplé du pays.

 

Le départ des baby-boomers

 

L’Allemagne est confrontée depuis plusieurs années à une inquiétante pénurie d’enseignants: le départ à la retraite des baby-boomers conjugué avec une forte croissance du nombre des élèves – du fait de l’arrivée de nombreux réfugiés et du développement du modèle de l’école à temps plein n’a pas été anticipé. Trop peu de jeunes enseignants quittent chaque année les bancs de l’université. Rien que pour le primaire, il manquera 35 000 instituteurs d’ici 2025, selon une étude de la Fondation Bertelsmann publiée fin janvier. 9 800 embauches par an seront nécessaires dans le primaire d’ici à la rentrée 2020 et 11 200 les années suivantes. « Il faudra recourir à des solutions à court terme », avertissent les auteurs de l’étude, Klaus Klemm et Dieter Zorn, recommandant d’étendre la durée du temps de travail des enseignants à temps partiel et de recourir aux enseignants retraités.

« Mais il faudra aussi faire appel à des non-professionnels formés sur le tas », avertissent les deux chercheurs. Un modèle décrié par les syndicats d’enseignants et les parents, mais déjà pratiqué dans de nombreux Länder. À Berlin, les enseignants formés sur le tas représentaient la moitié des embauches d’instituteurs au second semestre de l’année scolaire en cours, soit 500 recrutements. À la Kant-Schule, 20 % des professeurs n’ont pas obtenu les deux examens d’État théoriquement obligatoires pour enseigner. « Ce sont d’anciens musiciens, des artistes, des architectes, des scientifiques…, explique Andreas Wegener. Je trouve ça positif, il est important d’avoir un bon mélange générationnel mais aussi d’expériences professionnelles parmi les enseignants. »

 

Non-professionnels et réfugiés à la rescousse

 

Dans l’enseignement public, l’école ne fonctionnerait plus sans les « Quereinsteiger », comme on appelle ces enseignants issus d’autres professions. À Berlin, de véritables castings sont organisés dans les écoles : les candidats à un poste, présélectionnés par les autorités, ont 10 minutes pour se présenter face à un parterre de directeurs d’établissement aux abois qui font leur choix. Seule condition : être titulaire d’un diplôme de l’enseignement supérieur dans une des matières enseignées. Les candidats sont d’anciens metteurs en scène, journalistes, musiciens ou vétérinaires, titulaires d’un diplôme d’allemand, de musique ou de biologie mais n’ayant pas de diplôme de pédagogie. Les meilleurs profils, très prisés, seront formés en alternance pendant quatre années à l’issue desquelles ils seront même mieux payés que leurs collègues «  traditionnels » (5 300 euros bruts), afin de stimuler les vocations.

Dans ce contexte de pénurie sur le marché de l’emploi des professeurs et des instituteurs, les réfugiés enseignants ont eux aussi de bons atouts en poche. À l’université de Potsdam, un programme, Refugee Teachers Program, leur est même réservé, qui reconvertit en trois semestres des enseignants pour l’essentiel syriens au système scolaire allemand. Une première promotion de 26 élèves vient de sortir de l’université. « L’intérêt est considérable, se réjouit Miriam Vock, responsable du programme. Mais les difficultés aussi. Il lui a fallu refuser de nombreux candidats qui habitaient trop loin de Potsdam et ne trouvaient pas à se loger. À ces problèmes matériels s’ajoutent des difficultés culturelles, liées à la différence de statut de l’enseignant dans les deux pays. Les instituteurs syriens ne sont guère habitués à voir leur autorité remise en question par les élèves ou leurs parents comme c’est le cas en Allemagne. »

Par Redaktion ParisBerlin le 27 juillet 2018