Par Giovanni Vale et Laetitia Moréni

 

À neuf heures du matin, la petite ville de Bra se réveille tout doucement. Dans les ruelles pavées du centre historique, 60 km au sud de Turin, les rares passants entrent et sortent des bars du quartier laissant derrière eux un parfum de café tout juste moulu. Sur les balcons en fer forgé des bâtiments colorés, on peut admirer un grand escargot rouge, né il y a plus de trente ans et devenu depuis un symbole mondialement connu. Il représente en effet l’association Slow Food qui est née ici, à Bra. Ce mouvement pour la promotion de la gastronomie « bonne, propre et juste » (comme l’indique son slogan) a été fondé en 1986 dans cette citadelle piémontaise et s’est internationalisé trois ans plus tard avec la signature de son premier manifeste à l’Opéra-Comique de Paris. Aujourd’hui, Slow Food représente une réalité dans plus de 160 pays et compte des millions de bénévoles. Après avoir contribué à sensibiliser les consommateurs du monde entier sur l’importance de la qualité de la nourriture et de sa production, dans les bureaux de Slow Food International, on réfléchit désormais à la façon dont on peut appliquer cette même approche durable dans le secteur du tourisme.

 

Du pain de Carinthie à un modèle international

 

« La nourriture et le tourisme ont beaucoup de choses en commun. Manger et voyager peuvent représenter une véritable expérience culturelle, si on a à faire à quelque chose d’unique qui est liée au territoire », explique Michele Rumiz, coordinateur pour les Balkans et la Turquie de Slow Food International. Pour l’association, le temps est donc venu de « répondre à une nécessité », comme l’indique Michele : « Si nous arrivons à connecter le monde des producteurs artisanaux et celui du tourisme, nous permettrons aux premiers de sortir de l’auto-production et de faire connaître leurs produits au grand public ». D’autre part, le touriste aurait ainsi accès à un aspect caché du territoire, c’est-à-dire à la société locale avec ses traditions, son quotidien et son histoire. « On nous demande régulièrement de fournir une offre de voyage élaborée à partir des principes du Slow Food. Aujourd’hui, on cherche à élaborer un modèle qui puisse le permettre », résume Michele Rumiz.

 

En vérité, Slow Food a déjà fait quelques expériences dans le milieu du tourisme. Le projet pilote Slow Food Travel a par exemple vu le jour en septembre 2016, après trois années de travail avec l’office du tourisme de la région de Carinthie en Autriche. Les autorités locales avaient fait appel en 2014 à l’association de Bra pour revitaliser une vallée restée à l’écart des flux touristiques. Le projet visait notamment la valorisation de la tradition du pain, ancrée dans l’histoire de cette région mais passée aux oubliettes au fil des décennies. « On nous demandait de proposer un modèle de tourisme gastronomique pour la vallée dite “des 100 moulins”. C’était une excellent idée, mais la tradition du pain s’y était perdue au point qu’un moulin seulement était resté fonctionnel », se souvient Ludovico Roccatello, project manager à Slow Food International. Durant trois ans, Slow Food et les autorités touristiques autrichiennes ont donc créé une carte des acteurs locaux (en listant par exemple les agriculteurs, les restaurateurs et les hôteliers), ont proposé des formations et ont ensuite travaillé pour reconstruire la filière du pain.

 

« Nous avons convaincu les cultivateurs de planter à nouveau du blé traditionnel ; un moulin a été remis en marche et les restaurants ont accepté de servir le pain produit localement », raconte Ludovico, qui précise qu’aujourd’hui « un visiteur peut voir en quoi consiste la filière du pain dans cette région du début à la fin ». Le projet, en outre, a satisfait les attentes initiales : en 2017, les réservations touristiques ont doublé dans la vallée. Mais si ce projet a été possible grâce à l’initiative de l’office du tourisme local (qui a financé la longue phase d’accompagnement de Slow Food), est-il possible de transformer cette expérience en un modèle unique, valable dans l’ensemble des 160 pays (et plus) où l’escargot rouge est présent ? « C’est la question sur laquelle nous avons prévu de travailler cette année », répond Michele Rumiz. « Il s’agit de trouver une synergie entre l’expérience de Slow Food Travel, un projet énorme qui a demandé trois ans de travail, et les collaborations que nous menons déjà avec des agences de voyage spécialisées dans le tourisme durable, et donc très proches de notre philosophie », poursuit Michele.

 

L’exemple du tourisme durable dans les Balkans

 

Le logo Slow Food

Dans la région des Balkans, Slow Food participe notamment depuis des années à des initiatives de ce type. Et c’est justement le travail fait dans cette région que Michele Rumiz voudrait utiliser cette année « comme modèle pilote ». « Nous allons essayer de lister les principes qui définissent “un voyage Slow Food” pour ensuite présenter cette idée à la direction de l’association et voir comment l’internationaliser », conclut Michele. Mais quels sont donc les principes d’un voyage touristique durable ?

 

« C’est une question à un million de dollars », plaisante Eugenio Berra, coordinateur pour les Balkans de l’agence de voyages « Viaggi e Miraggi », spécialisée en tourisme soutenable. « Tout d’abord, nous accordons une attention particulière aux spécificités du territoire visité. Il peut y avoir des éléments culturels, environnementaux, historiques ou gastronomiques, mais l’objectif est de les identifier et de les mettre en valeur », explique Eugenio, qui travaille depuis des années dans le sud est européen. « Ensuite, il y a la question de l’impact du voyage lui-même, car le tourisme produit inévitablement des conséquences négatives qu’on cherche à réduire le plus possible », poursuit-il, avant d’ajouter : « On choisira alors de former des petits groupes de visiteurs, de se déplacer de façon durable (donc avec pas ou peu d’impact sur l’environnement) ou encore de loger dans des petites structures ou directement chez l’habitant ». Tous ces principes forment donc le cadre dans lequel se développe l’action d’un opérateur de tourisme durable et avec lequel il cherche à convaincre les touristes.

 

Pour l’instant, explique Eugenio, les personnes qui choisissent ce type de voyage sont surtout « des retraités qui ont au moins la soixantaine et, généralement, un niveau de scolarisation assez élevé ». Le prix assez cher du tourisme soutenable demeure l’une des raisons de ce public si limité. « Un programme de huit jours environ coûte normalement entre 750 et 1100 euros tout compris. Il faut juste y ajouter le billet d’avion pour rejoindre les Balkans », explique Eugenio Berra qui avoue, que « pour un jeune, c’est effectivement beaucoup d’argent ». Confronté à la puissance du tourisme de masse et aux prix imbattables des compagnies low cost, le tourisme durable pourrait sembler destiné à rester un mouvement de niche, apprécié seulement par une classe moyenne ou aisée. En réalité, même si sa progression sur le marché avance lentement, ses résultats concrets sur les communautés locales demeurent révolutionnaires. « À Gledić, en Serbie centrale, je collabore avec Dragana Veljović, qui produit de la rakija (eau de vie) de prunes “Crvena Ranka” et préside le Convivium local de Slow Food », raconte Eugenio, « au fil des années, grâce aux groupes de touristes qui sont venus pour déguster ses produits, Dragana a pu rénover sa ferme familiale bâtie en début du XXe siècle ».

 

Le progrès demeure donc lent, mais si Slow Food – avec sa marque connue partout dans le monde – s’investit davantage dans ce type de tourisme, la donne pourrait bientôt changer. Est-il possible que le tourisme durable se fasse enfin une place dans le marché touristique mainstream, même à vitesse d’un escargot ?

Par Redaktion ParisBerlin le 11 juillet 2018