Par Adrienne Rey

 

Scène de la vie quotidienne berlinoise, un serveur s’affaire entre les tables pour prendre les commandes : « May I take your order ? », « Do you want anything else with that ? » À chacun de ses clients, il s’adresse en anglais, bien que nous ne soyons ni à Londres, ni à New York mais au cœur du quartier de Neukölln. Dans les petites boutiques design de la Oranienstrasse ou de la Weinmeisterstrasse, même constat. Le personnel vous y accueille d’un « Hello ! How are you ? ». Approche comparable dans les salles obscures, où il n’est désormais plus rare de voir des films « OVmE», comprenez « Version Originale avec sous-titres en anglais ». Vous en trouverez peut-être la liste dans Exberliner, le magazine de la communauté anglophone de Berlin, édité depuis plus de 15 ans.

Avec 3,7 millions d’habitants en 2017, la capitale allemande grandit chaque année. Aujourd’hui, près de 19 % de sa population n’est pas originaire d’Allemagne, de même que 25 % des quelque 40 000 nouveaux arrivants annuels. Une attractivité qui va de pair avec la pratique toujours grandissante de l’anglais, notamment dans les quartiers « branchés » de Neukölln, (surnommé « la petite Melbourne »), Kreuzberg et de Prenzlauer Berg.

 

La faute aux hispters élitistes

Véritable marronnier de la presse locale, la pratique massive de l’anglais à Berlin s’invite également dans le débat national. En août dernier, le député CDU Jens Spahn signait dans les colonnes du Zeit une tribune au vitriol, accusant les « hipsters élitistes » de ne pas jouer le jeu de l’expatriation, en refusant d’apprendre la langue de leur pays d’accueil. Pointée du doigt, cette jeunesse branchée européenne qui aurait fait de la capitale allemande « le biotope d’une nouvelle culture élitiste ». Selon Spahn, cette domination hipster serait impensable à Paris « où l’on est très fier de sa singularité culturelle ».

 

Faire de l’anglais la « carte de visite cosmopolite de Berlin » est pour lui une aberration, surtout si cela se fait au détriment de la langue du pays. En outre, il trouve absurde qu’il soit demandé aux réfugiés de suivre des cours d’allemand, alors que les expatriés en sont exemptés. Spahn dénonce enfin l’attrait grandissant de l’anglais chez les Berlinois germanophones. Un constat partagé par Dominik Drutschmann, journaliste au Tageszeitung, qui démonte l’argument du cosmopolitisme. Un restaurant français où l’on ne parle pas allemand ? Tant qu’à faire « couleur locale », il suggère de jouer la carte jusqu’au bout en embauchant « un serveur mal aimable, clope au bec et qui feint d’ignorer vos « Garçon ! Garçon ! » »

 

 

Une génération bilingue

Sur Twitter, les réactions aux propos de Jens Spahn ont été nombreuses : « C’est normal d’attendre des immigrés qu’ils apprennent l’allemand, ça ne l’est pas des touristes » a répondu Volker Beck, député Die Grünen. « La ville sera toujours une cité internationale » a de son côté déclaré Christian Tänzler, représentant de Visit Berlin, l’agence officielle du tourisme de Berlin où près de 187 nationalités sont représentées. Au-delà d’être un liant social, force est de constater aujourd’hui que l’anglais est devenu un incontournable dans le monde du travail, notamment dans les start-up. Sur le Net et les sites dédiés, il est désormais courant de voir des offres d’emploi recherchant un profil 100 % anglophone, où l’allemand n’est plus requis, représentant à peine un  » petit plus  » sur le CV… Cette anglomanie est possible, car les Berlinois, surtout la jeune génération, parlent presque tous anglais couramment. Mais ce qui pourrait passer pour une chance est encore mal vécu par une partie de la population, notamment dans la partie est de la ville et même au-delà. C’est ce que démontre l’histoire de Sandrine…

 

 

« Das ist Deutschland, da! »

Jeune Française arrivée de Bordeaux en septembre, Sandrine* ne parle pas un mot d’allemand excepté Guten Tag et Auf Wiedersehen. Et cela lui a été d’emblée préjudiciable : « Dans tous les bars de Berlin où j’ai déposé mon CV, personne ne voulait m’embaucher ». C’est finalement « en fumant une clope un soir en terrasse », qu’elle rencontre son futur employeur. « Tu ne parles pas allemand ? Pas grave, ce n’est pas ce qui compte ici », lui a-t-il dit. Dans le bar de Wedding où elle travaille aujourd’hui, tous ses collègues parlent pourtant allemand. Et les clients ? « En général, ils parlent l’anglais, mais ceux qui refusent sont souvent agressifs, ils vous font vite sentir que votre présence les agace ». Un soir de service, Sandrine a d’ailleurs vécu un épisode d’une grande violence, lorsqu’un homme « grand chauve et vêtu de noir » se présente au comptoir passablement éméché. Quand elle veut prendre sa commande en anglais, il lui rétorque : « Das ist Deutschland, da ! » Assez vite la tension monte et la tournée offerte par le patron ne parviendra pas à calmer les esprits. L’homme jette une bouteille de bière en direction de l’assistance et reviendra une demi-heure plus tard pour tenter d’escalader les grilles. Sandrine et un collègue se barricadent à l’intérieur et appellent la police. Ils ont depuis porté plainte et l’affaire est en cours.

* Le prénom a été modifié

 

 

 

 

 

Par Redaktion ParisBerlin le 25 mai 2018